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CEDIDELP, ORTIZ Horacio

Le contenu idéologique des DESCE

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> Cedidelp, avril 2005

Longtemps, les droits civils et politiques ont été érigés comme les seuls ou les principaux droits humains, marginalisant de ce fait les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, sexuels et reproductifs, etc. (DESCE) . On assiste pourtant depuis deux décennies à un renouveau de l’affirmation politique de ces droits qui recouvrent un ensemble d’aspirations humaines fondamentales : alimentation, éducation, logement, santé, accès à l’eau et aux services de base, conditions de travail dignes et sûres, liberté syndicale, environnement sain, préservation des ressources naturelles, etc. Les acteurs regroupés dans le mouvement altermondialiste ont puissamment contribué à cette évolution en promouvant les DESCE dans leurs luttes et en faisant de la défense des droits un axe décisif de leur combat pour la dignité humaine et la justice sociale.

Cet article est consacré à examiner la dimension idéologique de l’affirmation des DESCE. Par contenu « idéologique » nous comprenons le rattachement des DESCE à des traditions de pensée politique qui ont marqué pendant longtemps, et marquent encore, les engagements dans les conflits autour de la défense des DESCE. Il nous semble important de revenir sur le rattachement théorique des DESCE pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’en analysant, même de manière très schématique, les différentes approches théoriques des DESCE, nous nous donnons des outils pour comprendre nos propres pratiques, leurs atouts et leurs limites. Par ailleurs, revenir sur l’histoire conceptuelle des DESCE nous permet de situer les mouvements sociaux actuels dans une histoire qui est en partie une histoire intellectuelle. Ce passage par un rappel des courants théoriques qui donnent sens aux luttes en faveur des DESCE est alors aussi une manière de renforcer la primauté de leur caractère éthique et donc politique.

L’inscription dans une filiation historique : celle des traditions politiques émancipatrices

Quand on parle des droits économiques, sociaux et culturels, on fait souvent allusion aux pactes votés par une large majorité d’Etats à l’ONU en 1966. Ces textes sont très importants, en ce qu’ils sont une reconnaissance internationale de plusieurs droits fondamentaux, et en ce qu’ils constituent une base juridique pour faire avancer le respect de ces droits. Mais il ne faut pas oublier que ce qu’on appelle les DESCE aujourd’hui a une histoire qui commence bien avant 1966, et dont la signature des Pactes n’est qu’un moment.

En effet, la lutte pour le droit à une alimentation suffisante, un logement digne, des conditions de travail dignes ou un accès universel à un système de santé et à un système d’éducation efficaces n’a pas commencé en 1966. On peut en voir des documents écrits très explicites à la fin du 18° siècle, dans les revendications de certains révolutionnaires français, américains du nord et du sud, dans les écrits des Lumières contre l’esclavagisme et pour la libération des femmes. À partir du 19° siècle, ces revendications sont à la base des mouvements syndicalistes et d’émancipation contre les empires en Europe. Au début du XX° siècle, les mouvements syndicalistes européens se sont renforcés autour de la revendication de ces droits. En même temps, pendant la première moitié du XX° siècle, plusieurs grands bouleversements politiques se sont faits autour de revendications que nous retrouvons dans ce que l’on nomme aujourd’hui les DESCE. On peut prendre les exemples de la révolution mexicaine (1910-1917), dont une des figures emblématiques, Emiliano Zapata, demeure une référence du mouvement de revendication zapatiste, lui-même source d’inspiration pour de nombreux acteurs de l’altermondialisme. Par ailleurs, et malgré le fait que leur évolution ait plus qu’entaché leur image, il ne faut pas oublier qu’autant la révolution russe de 1917, que la guerre révolutionnaire chinoise qui aboutit à la révolution de 1949, ont marqué le monde en légitimant des revendications que nous reconnaissons dans les DESCE. On pourrait encore citer le cas du Conseil National Africain (ANC), créé en 1912 en Afrique du Sud, et de Gandhi, qui commença ses activités d’avocat en défendant les droits des travailleurs en Afrique du Sud, avant de retourner en Inde et de devenir le dirigeant incontesté du Congrès National Indien. Tous ces exemples de luttes explicites pour le droit à la santé, à l’éducation, au travail dans des conditions dignes, au développement culturel libre, nous rappellent que la défense de ces droits n’est pas une particularité régionale, que d’aucuns voudraient appeler « Occidentale ». L’universalité des DESCE n’est pas un postulat théorique, mais elle est un constat pratique, à travers les luttes qui l’ont affirmée dans le monde entier et à différentes époques. Parler des DESCE et de leur universalité en tant que droits humains, c’est s’inscrire dans une histoire concrètement universelle, qui touche souvent de très près les préoccupations de la grande majorité des habitants de la planète.

Ces luttes se sont accompagnées de la formulation théorique des droits revendiqués, à travers des corpus juridiques et des théories politiques et philosophiques, instituant le pouvoir normatif de ces droits et justifiant leur fondement moral. Du fait de la colonisation, ce sont les mouvements de revendication européens des 19° et 20° siècles qui ont le plus marqué, au niveau mondial, les formulations philosophiques et juridiques des DESCE. Ceci ne doit pourtant pas faire oublier le fait que ces formulations donnent forme à des aspirations qui sont partagées par des milliards de personnes de par le monde. Le concept clé qui unit ces voix est peut-être celui de dignité humaine. C’est un concept difficile à définir, mais ce manque de définition est aussi sa force. La dignité humaine est plutôt un nom que l’on donne a un sentiment par rapport à sa propre vie et à celle des autres. Ce sentiment serait celui du respect de soi, des autres, et la considération que la qualité de vie est acceptable. Par exemple, on ne pourrait pas dire qu’un logement digne est celui où chaque personne a vingt mètres carrés d’espace propre. Cette définition serait erronée pour de nombreuses personnes. Par contre, un logement digne est un logement dans lequel les personnes qui l’occupent se sentent satisfaites, par rapport à leurs aspirations, leurs perceptions d’elles-mêmes et des autres. Ces perceptions varient dans le temps et selon les personnes. L’universalité et l’indivisibilité de la notion de dignité humaine n’est donc pas due au fait qu’il y aurait des indices universellement reconnus qui la définiraient, mais au fait que nous avons tous des aspirations, qu’il s’agit de prendre au sérieux dans la pratique.

Comme le montrent les exemples historiques que nous avons cités plus hauts, l’universalité des DESCE n’est pas un acquis. Ce ne sont pas des attributs matériels universellement partagés à la naissance. Ce qui est partagé est le fait d’avoir ces aspirations. Dans notre monde, on ne naît pas avec un accès inaliénable à un système de santé universellement partagé. On naît par contre avec l’aspiration à une vie digne. Comme nous le montrent la perpétuation et l’aggravation des inégalités au niveau mondial, tout le monde ne partage pas l’idée que la réalisation de cette aspiration est un droit inaliénable. La réalisation de cette aspiration est souvent le fruit d’un conflit, trop souvent sanglant. Vouloir respecter l’aspiration à une vie digne pour soi et pour les autres implique de fait de s’inscrire dans ce conflit. Selon les situations, ce conflit peut être plus ou moins violent. Il peut s’agir de manifestations de rue ou d’occupations d’immeubles dans les villes européennes. Il peut s’agir d’organiser une occupation armée de terres dans le Chiapas. La pacification des conflits en Europe de l’Ouest dans les cinquante dernières années ne devrait pas faire oublier l’histoire parfois sanglante dont elle est le résultat. Les moyens de lutte dépendent donc du contexte, mais la redistribution des ressources se fait rarement sans résistances de la part des secteurs qui considèrent se trouver dans une position plus acceptable en maintenant le statu quo (qu’ils en bénéficient économiquement ou pas). Dans leur application pratique, les DESCE s’inscrivent ainsi, dans notre monde aujourd’hui, dans des traditions politiques émancipatrices : ils sont un objet de lutte et un horizon d’action, plus qu’une réalité universellement partagée. Ceci n’ôte pas aux droits leur caractère universel mais doit nous rappeler que l’universalité est à la fois un principe et un objectif. En pratique, la reconnaissance des droits et leur mise en œuvre restent bien souvent à accomplir. Et c’est dans la réalisation concrète des aspirations que ces droits légitiment, que se posent alors les difficiles questions quant à leur définition.

L’inscription dans des traditions philosophiques des droits humains

  • 1- La tradition libérale

C’est surtout la tradition philosophique libérale qui a marqué les revendications des droits en Europe, et son empreinte se sent jusque dans les Constitutions des Etats actuels. Selon cette tradition, les droits appartiennent à chaque individu, en tant qu’être doué de raison et donc doué de la capacité d’agir comme libre et responsable de ses actes. Pour cette tradition, ce qui fait la dignité de la personne humaine est justement cette capacité à être libre (certains auteurs ne cachent pas le fait que si la liberté est source de dignité pour l’homme, c’est parce que la liberté serait un attribut divin). Cette tradition, née dans les classes bourgeoises européennes des 18° et 19° siècles, considère ainsi que le vrai enjeu dans le changement social est la constitution d’individus libres. Les conditions économiques et sociales des personnes ne sont alors comprises que comme un support pour la réalisation de leur vraie essence, la liberté raisonnante. En même temps, si la liberté est un droit, elle est aussi un devoir, comme l’était la vertu dans les discours religieux que le libéralisme voulait remplacer. Ainsi, dans certaines versions, le fait que quelqu’un ne puisse agir en tant qu’individu libre, du fait de sa situation économique, pouvait être considéré comme de sa faute.

L’Etat, en tant qu’instance de représentation de la société dans son ensemble, ne doit alors pas prendre en charge ceux qui, par leur propre faute, se retrouvent dans une situation où ils ne peuvent agir en tant qu’êtres libres. Il doit simplement veiller à l’égalité des individus face à la loi, et à l’établissement de conditions minimales pour que les individus puissent se réaliser comme libres. La définition de ces conditions varie selon les versions, et si pour certains libéraux, l’Etat se devait d’assurer une éducation égale pour tous (ce qui était défendu par les républicains français, libéraux, de la fin du 19° siècle), pour d’autres, l’éducation était de la responsabilité des individus. La question de la santé, par exemple, était souvent considérée, par les libéraux du 19° siècle, non pas comme une question de vie digne, mais comme un question d’hygiène publique. La santé était ainsi traitée non pas comme une aspiration légitime qui devait être respectée, mais comme une condition nécessaire à la réalisation de la vraie essence humaine, la liberté raisonnante de chaque individu. C’est dans ce cadre qu’elle justifiait une action de l’Etat, représentant de la société en tant qu’ensemble des individus.

Ces théories ont souvent justifié le vote censitaire, avec l’argument que les ressources économiques étaient un bon indice du degré de responsabilité de la personne, et donc de la légitimité de sa participation à la vie politique. La mauvaise foi des élites soutenant ces théories était souvent assez visible dans le fait qu’elles remettaient rarement en cause le droit d’héritage et tous les immobilismes sociaux permettant de fait la perpétuation des inégalités. Les inégalités dans la distribution des ressources, plutôt que d’être dénoncées comme une injustice à la naissance, étaient présentées comme le résultat de la réalisation vertueuse, par les individus, de leur liberté raisonnante. On peut retrouver cette logique, aujourd’hui, dans certains discours sur le chômage, plaçant les chômeurs dans la situation de victimes, mais de victimes de leur propre faute...

Au niveau mondial, ces théories visaient au mieux l’instauration d’un Etat mondial, basé sur l’universalité de la capacité de raisonner des être humains. Certaines approches insistaient alors sur les différentes pratiques dans différentes régions du monde, nommées « cultures », qui serviraient d’indicateur pour juger du développement de cette capacité raisonnante. Ces approches pouvaient alors justifier la colonisation, comme moyen d’éduquer les « cultures » moins « avancées ».

On peut de fait retrouver des aspects de ces théories dans les justifications des politiques des institutions financières internationales comme la Banque mondiale ou le FMI. Par exemple, quand elles affirment que la misère des pays pauvres est due uniquement à leur mauvaise gestion par leurs gouvernements, et qu’ils doivent faire des efforts pour se sortir d’une situation qui ne serait que le résultat de l’action « du pays », voire de ses citoyens. Mais aussi lorsqu’il est considéré de manière implicite que les institutions gouvernées par les pays riches seraient plus aptes pour réfléchir aux politiques de « développement » que les locaux. Dans les deux cas, ces affirmations partagent alors une hypocrisie traditionnelle avec le libéralisme en ce qui concerne les DESCE. En effet, contrairement à ce qui est affirmé par ces institutions, la grande majorité des personnes des pays pauvres ne sont concrètement pas en mesure d’influencer la politique économique de leur gouvernement, qu’elles ne contrôlent pas, et qui demeure par ailleurs impuissante face à des forces économiques et politiques qui perpétuent une inégalité bien plus écrasante au niveau mondial que ce que peut déterminer un Etat en particulier. Par ailleurs, les gouvernements des pays pauvres savent généralement très bien ce qu’ils font, et s’arrangent, avec la complicité des Etats riches et des institutions qu’ils contrôlent, pour écraser des oppositions qui ont des programmes alternatifs à la corruption généralisée.

  • 2- La tradition marxiste

La tradition libérale s’est vue opposer différents arguments au long de son histoire, mais elle est restée dominante dans les discours sur les droits. Les critiques les plus influentes ont été celles formulées par les tenants la tradition marxiste, passée au-devant de la scène politique internationale, et dans de nombreux pays, à partir de la révolution russe. Elle part aussi de l’idée que la personne se réalise en devenant libre. Mais cette liberté n’est possible qu’avec celle des autres, et est liée à ce que la personne peut produire (et pas seulement penser). La liberté n’est pas seulement celle de la raison qui pense, c’est aussi celle de l’homme physique qui produit. Le lien entre liberté et conditions économiques et sociales est donc plus fort. De même, le lien entre la liberté de l’individu et l’organisation sociale est beaucoup plus fort. La personne ne peut être libre tant que le système social l’aliène de ce qu’elle peut produire.

Le rôle de l’Etat, en tant que garant de la possibilité de la pleine réalisation de la dignité humaine, est d’assurer une distribution des moyens de production qui assure à l’individu sa liberté. Tel est bien le but de la socialisation de la propriété des moyens de production. La réalisation des droits économiques et sociaux devient alors un devoir majeur de l’Etat. L’éducation doit orienter les individus à construire ce cadre. Les DESC , même s’ils n’étaient pas formulés toujours dans les termes du Pacte de 1966, étaient alors au centre des préoccupations des activistes tenants de cette tradition. Leur insistance sur le fait que le système économique est dans son organisation même une atteinte à la dignité humaine, en ce qu’il empêche une vraie liberté, a été aussi le moyen de critiquer le discours libéral. Du point de vue marxiste, les libéraux sont hypocrites lorsqu’ils insistent sur le respect du droit de propriété privée et des conditions qui perpétuent les inégalités sociales, qu’ils ne veulent voir que comme le pur produit de l’action de chaque individu sur lui-même. En effet, alors que les libéraux auront tendance à dire qu’une personne issue des classes basses et qui se retrouve au chômage est responsable de son incapacité à se trouver une situation économique favorable, les marxistes montreront comment la situation économique et sociale dans laquelle cette personne a grandi la conditionne à demeurer à la marge de ce qui est considéré comme le succès économique. Pour les marxistes, cette marginalisation n’est pas, comme pour les libéraux, une faute éthique de la personne en question, mais une faute morale de la société entière, qui perpétue les conditions de reproduction des inégalités.

Au niveau mondial, la tradition marxiste, visait à terme le dépassement de l’Etat comme mode de régulation des rapports de force. La socialisation des moyens de production devait éliminer les luttes de classes, et instaurer une harmonie sociale générale. Dans les faits, l’Union Soviétique a pratiqué des politiques proches du colonialisme, avec des prétentions « éducatrices » et « libératrices » proches de celles des autres puissances coloniales.

La tradition marxiste, pervertie dans les dictatures qui se sont présentées comme son application, est tombée en discrédit en même temps que la façade libératrice que ces dictatures étaient plus ou moins parvenues à faire accepter de par le monde. Ceci ne devrait pas invalider la pertinence de certaines analyses ni, surtout, faire oublier que la tradition marxiste et la tradition libérale ont été les deux influences principales sur les discours relatifs aux DESCE tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Ces deux traditions se sont confrontées, pendant la guerre froide, à travers l’opposition entre les deux blocs, alors même que leurs élites politiques ne se souciaient le plus souvent pas du tout des droits de l’homme et faisaient preuve d’une immense mauvaise foi. Cet affrontement philosophique et politique est à la base de la distinction, en 1966, entre droits civils et politiques d’une part, et droits économiques, sociaux et culturels de l’autre. Les droits culturels n’entraient pas tellement en ligne de compte pour les traditions européennes, qui considéraient que le seul rôle de l’éducation était de constituer des individus libres à l’image des classes moyennes et bourgeoises. Ils sont un apport des luttes pour l’indépendance dans le cadre de la décolonisation, les nouveaux Etats voulant instituer un respect des différences culturelles par rapport à ce qui était perçu comme la domination culturelle coloniale. Cette spécificité géopolitique, et le fait que les élites des nouveaux Etats avaient souvent des liens étroits avec celles des mouvements ouvriers européens, explique que les droits culturels aient été réunis avec les revendications soutenues par le bloc soviétique.

  • 3- L’approche en émergence dans les mouvements altermondialistes

Avec la chute du mur et le discrédit jeté sur les discours proches du marxisme, une nouvelle approche est apparue sur la scène politique, celle des activistes des organisations non gouvernementales, que l’on appelle aujourd’hui altermondialisme. Cette approche s’est appuyée, du point de vue de la théorie politique, sur les courants de pensée de la deuxième moitié du vingtième siècle, notamment le féminisme et ce qui est appelé aux Etats-Unis, le post-modernisme, ou encore le post-structuralisme. Ces courants très divers ont mis à mal l’assurance intellectualiste des systèmes de pensée marxiste et libéral, qui considéraient que leur apparente consistance logique était un gage de leur réalisabilité pratique. Les critiques, issues des courants féministes et anti-colonialistes, ont par ailleurs remarqué que l’homme libre des théories libérale et marxiste ressemblait un peu trop aux hommes blancs des classes moyennes des pays riches. Elles ont montré ainsi que l’universalisme théorique de ces approches était souvent un localisme déguisé qui, en se cachant, reproduisait le rapport de forces qui lui était favorable. Par rapport à ces dangers de l’intellectualisme et de l’universalisme trop abstrait, sur lequel se basait souvent la domination coloniale déguisée en mission libératrice, les tenants de ces nouvelles théories, qui demeurent très diverses, considèrent généralement comme un atout de ne pas présenter d’approche globale et unifiée, et pratiquent un universalisme localisé.

Contrairement aux discours marxiste et libéral, l’altermondialisme se présente sans théorie unifiée. Au contraire, sous le nom altermondialisme sont désignées des approches différentes, parfois même contradictoires. Pourtant, un consensus émerge autour de la critique des politiques néolibérales et, de plus en plus, autour de la défense des DESCE. Ce qui se dégage des Forums sociaux mondiaux et régionaux est alors une approche très différente des approches traditionnelles. En effet, un point commun tant à l’approche marxiste qu’à l’approche libérale est ce qui pourrait être appelé leur intellectualisme. Ces deux approches partent en effet d’une définition théorique de la liberté humaine. Pour les libéraux, cette liberté est réalisée par la liberté civile et politique, qui permet à l’individu de développer toutes ses capacités. Pour les marxistes, cette liberté se réalise dans l’organisation socialiste des moyens de production, qui devrait permettre aux individus de ne plus s’aliéner dans le travail et de développer ainsi toutes leurs potentialités. Dans les deux cas, la définition de la liberté part d’un état idéal, qu’il s’agirait d’atteindre dans la pratique. Dans les deux cas, aussi, le rigorisme intellectuel de l’approche allait de pair avec un prétendu rigorisme normatif, qui déterminait le champ politique en termes de droits et de devoirs, autant de l’individu que de l’Etat. L’Etat était leur horizon politique, l’Etat et l’individu étant en effet considérés comme les seuls acteurs politiques légitimes et réels. L’action des institutions financières internationales, ou des multinationales, par exemple, ne pouvait alors trouver de place qu’en tant qu’action des Etats et de leurs individus. Si cette approche cadre bien avec la notion libérale de démocratie comme gouvernement des individus par leurs représentants élus, elle cadre mal avec une réalité politique bien plus multiple, face à laquelle elle a peu d’armes pour agir. En effet, dans une situation où les IFI et les multinationales ont beaucoup plus de pouvoir économique et politique que certains Etats, il devient difficile de considérer que les DESCE ne sont que du ressort de l’Etat ou des citoyens dont il est censé appliquer la volonté. C’est en partie face aux impasses d’une telle approche que le mouvement altermondialiste s’est construit une nouvelle approche par les droits.

Il va de soi que nous simplifions ici les approches marxiste et libérale. Mais cette simplification nous permet de voir à quel point le mouvement altermondialiste est différent. Les militants altermondialistes ont certes leurs valeurs et leurs croyances, comme tout le monde, et tiennent parfois fortement aux traditions que nous avons décrites plus haut, personnellement et parfois aussi au niveau des organisations. Mais ceci ne devrait pas masquer les aspects nouveaux de ce mouvement. Pour grand nombre d’organisations, le discours théorique sur la liberté humaine a une place moins centrale dans leur activité. Par ailleurs, l’horizon éthique de leur action n’inclut pas la prise du pouvoir de l’Etat comme seule source de légitimité. Ces organisations sont essentiellement engagées dans des pratiques concrètes de changement des conditions de vie, pouvant même aller jusqu’à des conflits ouverts, sans attendre la sanction légitimante de la participation au gouvernement. Ainsi, lorsque les ONG se réunissent pour discuter des pratiques et des campagnes à mettre en œuvre, il n’est pas question, au sein des Forums, de développer une théorie unitaire sur la dignité humaine, et encore moins sur la liberté, comme le faisaient les traditions marxiste et libérale. Ce qui réunit les ONG, c’est la recherche de points de réflexion communs et de points d’action communs. Ce dernier point est crucial. Le mouvement altermondialiste reprend certes de nombreux arguments, et les acquis politiques, des luttes passées, marquées par l’affrontement entre marxistes et libéraux. Mais il le fait, dans sa diversité, pour en tirer des lignes d’action concrètes. La question est ainsi déplacée par rapport aux affrontements de la guerre froide. Plutôt que de se battre autour d’une définition de la dignité humaine, elle-même dépendante d’une définition de la liberté humaine, nous sommes dans un contexte où la discussion porte sur des actions possibles. Même dans certains cas où leurs approches théoriques sont très différentes, les ONG parviennent néanmoins à tisser des liens et former des alliances autour d’objectifs concrets.

Les définitions théoriques perdent dans la nouvelle approche une partie de leur sacralité. Il en est de même pour le droit et pour l’Etat. En effet, les textes de droit et les institutions politiques ne sont plus le dernier socle de légitimité de toute action politique, comme ils l’étaient auparavant. Dans un contexte où l’on cherche moins à se mettre d’accord sur une approche théorique que sur des actions concrètes, ce qui compte est moins la supposée supériorité logique de l’argumentation, et plus les résultats concrets de l’action. Auparavant, et ceci vaut autant pour les théories marxistes que libérales, l’Etat était censé devenir l’instance légitimante finale de toute action politique. Ceci était dû au fait qu’il était perçu comme l’instance la plus représentative de la volonté, sinon générale, du moins majoritaire. Toute autre instance d’action politique était ainsi reléguée à un statut de légitimité moindre. Or, une conséquence inattendue découlant des théories néolibérales des années 80, à partir du moment où les partis traditionnellement antilibéraux ont épousé eux aussi l’idée que l’Etat ne pouvait pas tout, a été de pousser les acteurs politiques sur de nouvelles scènes. L’expression « société civile » était censée indiquer, dans les théories libérales, les acteurs politiques en dehors de l’Etat, mais agissant vis-à-vis de l’Etat. Ce concept est peut-être trompeur pour désigner des mouvements politiques qui sont regroupés sous le nom d’altermondialisme. En effet, bon nombre de ces mouvements ne voient plus l’Etat comme leur interlocuteur final. L’Etat, en tant qu’instance de pouvoir plus ou moins légitime, vu sa « limitation » affichée, devient plutôt une ressource parmi d’autres, même s’il demeure, grâce à son pouvoir réel, une des plus importantes. Prenons l’exemple de la santé : dans une vision libérale ou marxiste, le rapport entre Etat et santé est perçu comme la solution morale à la question de la santé ; dans le cas de nombreuses organisations non gouvernementales, par contre, l’Etat peut devenir un des partenaires, parmi d’autres, qui permettent le développement d’une politique de santé dans une situation précise. La finalité est alors moins de trouver une solution absolument légitime du point de vue théorique à un problème concret, que de lui trouver une solution concrète.

Ceci est peut-être plus visible dans les situations où l’Etat, souvent contrôlé par une élite très corrompue, est en effet un acteur social assez mineur, comme c’est le cas dans bon nombre des régions les plus pauvres de la planète. Dans le cas de l’Europe de l’Ouest, et d’autres pays où l’Etat demeure de fait un acteur puissant, la question semble moins évidente. La stratégie des nouveaux acteurs est plutôt d’œuvrer à une défense de certains atouts de l’Etat dans la protection des DESCE, face aux attaques néolibérales, et à l’affirmation de la prééminence des DESCE face aux valeurs néolibérales, qui tendent à mettre le droit des affaires et les intérêts des grandes multinationales au-dessus de toute autre priorité. Cependant, même dans ce cas, la stratégie est moins, comme elle l’était auparavant, de défendre la prééminence de l’Etat-Providence dans des termes idéologiques (libéraux, marxistes, ou leur hybride social-démocrate), que de défendre des institutions et des procédures qui permettent, concrètement, de réaliser des aspirations à une vie digne d’une grande majorité de personnes. Par rapport à une vision selon laquelle l’Etat aurait donc des devoirs, et les citoyens des droits et des devoirs , l’approche altermondialiste, consciente des limites pratiques et conceptuelles de ses prédécesseurs, utilise plus volontiers la notion de responsabilité. Cette notion ne veut pas dire quelque chose de radicalement différent dans le fond. On considère encore que l’Etat, pour autant qu’il a une légitimité politique, est censé assurer le respect des DESCE. Mais en disant qu’en cas de non-respect, les acteurs, même s’ils ne sont pas tout-puissants, sont néanmoins responsables, on ouvre la voie à un approche plus souple. Avec la notion de responsabilité, on peut déterminer des degrés de responsabilité différents, et des manières différentes d’assumer cette responsabilité. Par ailleurs, la notion de responsabilité, parce qu’elle est plus éthique et moins juridique, même si elle débouche souvent sur des actions juridiques, permet d’assigner des responsabilités à des acteurs qui n’ont pas de « devoirs » dans les conceptions politiques marxiste ou libérale : les IFI et les multinationales. Dans ce contexte, la notion de responsabilité a le double avantage de ne pas perdre de vue que ce qui pose problème est la violation pratique des droits, tout en devenant plus souple dans la recherche de solutions, qui ne passent pas toujours que par l’action de l’Etat, et d’imputations qui, pour être cohérentes, doivent souvent inclure des acteurs qui ne sont ni des Etats ni des citoyens.

Cette perte de sacralité de l’Etat et de l’idéologie est alors aussi l’occasion de reprendre les aspirations là où elles sont réellement, sans leur appliquer des formules toutes faites. En effet, on ne peut plus prétendre que toute aspiration n’existe que par rapport à ce que l’Etat peut en faire, quel que soit le cadre conceptuel dans lequel on se situe. Les aspirations sont alors à prendre dans leur situation, dont l’Etat n’est qu’un des éléments (même si il demeure parfois le plus puissant). Ceci rend l’action autour des DESCE plus difficile. Alors qu’avant on pouvait prétendre définir ce qu’était une aspiration légitime à travers les institutions étatiques et les jeux des représentants politiques traditionnels, ceci n’est plus le cas. En effet, il n’y a pas de définition toute faite de ce qu’est un logement digne, ou même une santé digne (est-ce avoir un accès illimité à des tranquillisants ou des anti-dépresseurs ?). Ce n’est pas parce que le gouvernement des Philippines est issu d’élections où se présentent tous les partis dominants, que sa définition du logement digne est suffisante pour la totalité des Philippins. Cette définition est alors à trouver là où elle existe, dans les aspirations des personnes qui se considèrent mal logées. Ceci ne veut pas dire qu’on ne peut pas trouver des définitions précises, mais celles-ci sont à construire, et souvent à négocier, avec les personnes concernées par les luttes qui les portent. C’est le travail fait par l’association PhilRights, par exemple, lorsqu’elle a procédé à des enquêtes auprès de la population pour définir ce que recouvre pour elle le « droit à un logement décent » au regard de ses besoins et du contexte local . Se battre pour les DESCE est alors aussi explorer et développer les aspirations concrètes dans des situations concrètes (que ces situations soient géographiquement très locales ou très globales, là n’est pas la question). Ce que montrent les expériences des Forums sociaux mondiaux et régionaux, et les luttes qu’ils ont catalysées, est que les définitions des DESCE, à partir des désirs en présence, et orientées vers des buts précis, peuvent donner des résultats importants.

Les DESCE : objets de luttes politiques et horizons d’action

L’expérience des associations montre donc l’intérêt de se battre pour les DESCE en fonction d’objectifs concrets, ce qui les éloigne des manières de faire de la politique marquées par les approches libérales et marxistes. Ceci ne veut pourtant pas dire qu’après une période trop intellectualiste, qui donnait trop d’importance à l’idéologie face aux effets concrets de l’action, les associations altermondialistes en soient à un retournement dialectique qui rejetterait toute théorisation. Ce qui a changé, c’est le statut de la théorisation. Elle n’aspire plus au statut de science que les Comités centraux des Partis communistes donnaient à leurs analyses du monde, et elle ne se veut plus la déduction logique de la définition de la liberté humaine comme liberté raisonnante, telle qu’elle était défendue par les libéraux. Elle est plutôt, comme l’Etat et le droit, un appui, un moyen de rendre les résultats de l’action plus efficaces, plus proches des aspirations à une vie digne dans des situations concrètes. Utiliser les DESCE dans l’action militante peut alors vouloir dire plusieurs choses.

En un sens, lorsque nous parlons des DESCE, nous parlons d’objectifs atteignables de manière immédiate. Il en est ainsi de la défense des systèmes de sécurité sociale dans les pays riches, de l’annulation de la dette pour les pays pauvres, de l’élaboration de politiques d’éducation, du transfert des technologies pour la santé et des médicaments, etc. Dans ces cas, le statut légal de certains droits, reconnus de manière spécifique dans de nombreuses législations de par le monde, est un atout, mais pas une limite. Ce que montre l’action militante de Droit au Logement en France ou du Mouvement des sans-terre au Brésil est que, même lorsque l’Etat ne reconnaît pas certains droits, leur application peut être l’objet d’une action immédiate, même si elle en devient malheureusement souvent plus difficile et plus douloureuse. Le cas du MST montre la complexité de la relation entre droit et action politique. La loi reconnaît la légalité de l’expropriation de terres cultivables non-exploitées. En même temps, aucune pression n’est faite concrètement par l’administration étatique pour mener à bien ces expropriations. Les occupations du MST, parfois accompagnées d’affrontements sanglants avec les armées personnelles des propriétaires terriens, peuvent alors fonctionner comme une pression pour que l’Etat défende concrètement des droits sanctionnés par la loi. On est dans une situation où la loi existe, mais de fait, l’Etat ne défend pas un certain nombre de droits liés à l’accès à la terre des paysans (droit au logement, à l’alimentation...).

En un autre sens, lorsque nous parlons des DESCE, nous parlons de la définition des aspirations concrètes, à travers le dialogue, la négociation voire le conflit entre personnes. Utiliser le langage des droits économiques, sociaux, culturels, environnementaux, sexuels, reproductifs, etc., est alors une manière de chercher un terrain d’entente pour des actions concrètes, ce qui veut parfois dire inventer des solutions, définir de nouveaux objets de luttes comme de nouveaux droits. C’est ce que montre l’expérience PhilRights dans la définition d’un logement digne. En trouvant une nouvelle définition du logement, cette association a contribué à créer un nouveau droit concret (le droit à avoir un logement avec certaines caractéristiques bien définies), à partir d’un droit défini de manière plus vague (le droit à un logement digne). Ce dernier point rappelle alors que les DESCE, tels qu’ils sont définis dans des textes, que ce soit des textes de loi, des déclarations aux Nations unies, ou des élaborations philosophiques, supposent toujours de trouver leur définition concrète. Ceci implique alors d’accepter que le droit au logement, par exemple, n’est pas la même chose partout, de même que le droit à l’éducation, à la santé, etc. Ceci non pas parce qu’il y aurait une définition universelle de ce droit et qu’il serait légitime que certains en bénéficient plus que d’autres. Mais bien plutôt, parce que pour que tous en bénéficient de manière égale, il faut reconnaître leurs aspirations concrètes qui, elles, diffèrent dans l’espace et, un point à ne pas oublier, diffèrent dans le temps. En effet, la définition du droit à la santé n’est évidemment nulle part aujourd’hui ce qu’elle pouvait être il y a cinquante ans. Certaines maladies ont disparu, d’autres sont devenues facilement guérissables, et de nouveaux fléaux touchent inégalement différentes zones de la planète. Les DESCE sont alors toujours à redéfinir, et une solution n’est jamais nécessairement définitive. Lorsque nous parlons d’utiliser les DESCE dans la pratique militante, il y a donc toujours aussi ce travail de concrétisation de leur contenu, ce qui implique une activité créative.

Parler des DESCE peut alors avoir un double sens. Cela peut vouloir dire parler de buts concrets et immédiats. Cela peut vouloir dire aussi chercher un terrain commun pour l’action, en s’ancrant dans l’idée d’une dignité humaine qui doit être respectée universellement. Dans ce cas, le travail sur les DESCE est aussi un travail créatif. Cette créativité peut concerner l’affirmation de nouveaux droits (environnementaux, sexuels et reproductifs) et la création des moyens de les mettre en œuvre et les protéger (loi, traité, commission administrative, politique publique, concertation citoyenne, action directe, lutte armée...). Ce double sens ne distingue pas deux éléments qui seraient de nature différente. Au contraire, cela distingue différents moments d’une même pratique, celle qui consiste à donner une réalité concrète à des aspirations à une vie digne, qui se cherchent, qui se trouvent et qui s’affirment.

document de référence rédigé le : 1er avril 2005

date de mise en ligne : 15 juin 2005

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